L'histoire des pipes Ashton
L' HISTOIRE DES PIPES ASHTON par R.D. Field
"Il s'agit sans doute de la seule chronique complète et véridique des pipes Ashton de leur débuts à nos jours".
(version inédite)
Commençons par le début – le vrai début. J'aime les pipes en bruyère depuis que je suis gosse- et pas nécessairement pour les fumer toutes ; mais pour les avoir et bosser avec, (ou perdre mon temps). J'avais douze ans quand je suis allé dans le drugstore d'à côté et j'ai regardé fixement quelque chose de particulier– deux boîtes de tabac Holiday et une pipe de bruyère, le tout pour 79 cents. Il me fallait cette pipe, donc j'achetais l'ensemble. J'ai fumé la pipe, bien sûr, mais je n'ai pas beaucoup aimé. Le goût était plutôt fort. Et je n'aimais pas vraiment la surface brillante de cette pipe. Aussi j'attrapais un peu de papier de verre et j'enlevais ce brillant. Ca semblait mieux comme cela,- mais pas encore assez. Après tout c'était ma pipe, et vu du haut de mes douze ans, une pipe devait avoir l'air vieille. Aussi je me remis au travail avec différents outils et je donnais à cette pipe un aspect … différent. Pas du tout satisfait de mon ouvrage, je sortis et achetais une autre pipe- cette fois là sans tabac. Je ne fumais même pas celle-là avant de commencer à changer son apparence. Et je pense que j'avais fait un sacré bon boulot. J'avais donné à cette pipe l'allure qu'elle aurait eue si elle était passée par toutes sortes de catastrophes et s'en était sortie saine et sauve. J'étais satisfait.
Mon goût pour la pipe connut des fluctuations au cours des années suivantes, mais n'alla jamais très loin. Je touchais beaucoup à la cigarette dans le secondaire et un peu à l'université, mais peu à peu je me tournais davantage vers la pipe jusqu'à ce que j'arrête complètement la cigarette. Celui qui m'a été d'une aide inestimable au cours de cette transition fut mon père qui, un mois avant que j'entame ma première année d'université, m'amena dans la boutique de John Middleton à Philadelphie et me fit choisir une Dunhill. A ce moment là, comme je l'ai dit, j'avais goûté à la pipe depuis assez longtemps et j'en possédais 10 ou 12, pour la plupart des Middleton Old Mariner’s et quelques Kaywoodie’s (made in London). Et donc je savais qu'une Dunhill était considéré à cette époque comme la meilleure. Et je l'ai vraiment trouvée meilleure, que ce soit en terme de qualité de fumage et de savoir faire absolu. Cette pipe m'aida à devenir non seulement un fumeur de pipes accompli, mais un fumeur de Dunhill. Quand je rentrais de l'université certains week-ends, j'allais voir la boutique Dunhill à Philadelphie (la boutique de John Middleton n'était plus assez bonne pour moi) et avec l'argent économisé sou à sou, je pouvais de temps en temps acheter une Dunhill J'étais devenu un connaisseur.
Je ne jurais plus que par Dunhill. J'avais mon propre mélange personnel fait spécialement pour moi dans la boutique Dunhill (-oui, mettez moi encore un petit peu de ce tabac cross-cut s'il vous plaît). J'ai eu des blagues à tabac Dunhill (-que vais-je prendre ce soir, la Rotator en tissus ou le cuir napa?) J'ai eu de l'eau de toilette Dunhill (et je ne mets pas d'eau de toilette). Tout était Dunhill. J'étais un homme Dunhill, par conséquent j'en avais le statut (le statut Dunhill). Pourtant j'étais encore à l'université et je n'avais pas d'argent (mais quelques sacré belles pipes et leurs accessoires).
Mais les pipes Dunhill étaient de bonne facture, aucune erreur. Oh, j'ai acheté d'autres marques (il faut tester les autres, pour ne rien manquer) mais aucune n'était aussi bonne à mes yeux que Dunhill – ni dans leur goût, ni dans les matériaux utilisés, ni dans la façon dont les pipes étaient fabriquées. Et comme le garçon de douze ans subsistait toujours en moi, (mais pas au point d'abîmer la finition des pipes), je devais étudier toutes les pipes de ma collection – en essayant de comprendre leurs secrets.
Durant toutes les années 60 et 70 mon intérêt alla croissant. Je commençais à me rendre compte que fabriquer une belle pipe de bruyère s'apparentait à un art, mais un art qu'on devrait pratiquer au lieu de le regarder seulement pour ses qualités esthétiques. Je devais en savoir plus. Mais comment? J'avais lu les quelques livres et magazines qui traitaient de la pipe de bruyère, le besoin d'en savoir plus n'en était que plus grand. A l'été 1978 je décidai de passer une annonce dans la rubrique Collections du Friday Philadelphia Inquirer :
Recherche pipes en bruyère, Paiement en espèces Telephone XXX-XXXX
Surprise – surprise, je reçus des réponses par téléphone et j'allais voir les gens chez eux (ça n'a jamais manqué de m'étonner la façon dont tant de gens ouvrent leur maison à un parfait inconnu). Je trouvais également quelques superbes bruyères, parmi d'autres bien moins belles. En quelques semaines j'avais amassé une jolie collection de quelques très grands noms, mais je me rendais également compte que j'étais allé voir trop de gens qui n'avaient rien d'autres que des Medico ou autres à me montrer. Aussi je modifiais mon annonce pour préciser que seules les Dunhill, Charatan et Barling m'intéressaient. Cela fit chuter le nombre de visites que j'avais à faire, et ma collection continua de s'agrandir.
Et maintenant, qu'allai-je faire de cette collection? J'étudiais les pipes minutieusement, essayant d'en apprendre le plus possible sur chaque aspect à prendre en compte – qui allaient des critères de base quant à la qualité des matériaux utilisés (de l'ébonite en feuille ou en rouleau plutôt que des tuyaux pré-moulés par exemple) jusqu'à des abstractions comme de savoir pourquoi de il y avait tant de variation entre les dessins du grain ou du sablage. J'achetai également une machine à polir, n'ayant pas la patience de restaurer à la main un tuyau d'ébonite.
.Et je fumais ces bruyères. Toutes étant des pipes déjà (mais juste un peu) utilisées, je voulais savoir si l'une ou l'autre de ces différentes marques fumait mieux (à mon goût) ou si la saveur était déterminée par la personne qui avait culottée la pipe.
Davantage d'annonces (chaque vendredi, je m'en souviens), amenèrent davantage d'appels qui amenèrent davantage de visites qui engendrèrent davantage de pipes dans ma collection et ensuite… ALORS! Une illumination ! Je reçus un appel d'un collectionneur (je ne savais même pas qu'il existait des collectionneurs) qui m'invita à venir le voir. Ce fut au cours de cette visite que j'entrais en contact avec une publication qui a littéralement changé ma vie… THE PIPE SMOKER’S EPHEMERIS (l'almanach du fumeur de pipes). Non seulement je n'étais pas isolé (ainsi que ma visite à cet ancien collectionneur le démontrait) mais en lisant l'ouvrage je découvris qu'il existait une grande communauté de types partout dans le pays, peut-être dans le monde, qui s'intéressait aux pipes de bruyère. WOW!
Je découvris qu'avec une communauté de collectionneurs, on pouvait échanger des idées autant que des pipes. Aussi je continuais mon éducation, faisant de mon mieux pour trier le bon grain de l'ivraie Je découvris également que certains collectionneurs étaient prêts à payer pour des pipes de marque si la pipe était en bon état; c'est ainsi que commença le côté business de mon éducation.
En entretenant des relations avec ces collectionneurs de pipes avec qui j'avais discuté, je m'aperçus que j'avais étendu mes connaissances en termes de marques, et que beaucoup tenaient en haute estime les pipes italiennes faites main. Aussi je recherchais également ces marques (Castello et Caminetto furent les deux qui me vinrent aussitôt à l'esprit) et glanais plus d'informations sur les tuyaux en acrylique et le rusticage à la main.
Au bout d'un certain temps j'avais une liste d'adresses (jamais plus d'une cinquantaine de noms) de collectionneurs a qui périodiquement j'envoyais ce que j'espérais qu'ils voudraient bien appeler une liste détaillée des pipes que j'avais à vendre. Et je gagnais vraiment de l'argent. Maintenant, que faire avec cet argent? Mes annonces n'avaient pas rapporté beaucoup à ce stade, et certains de mes amis collectionneurs exprimaient leur intérêt pour les pipes neuves, alors… Comme je savais que les pipes Dunhill étaient très recherchées, je décidai de devenir un Revendeur Principal en Dunhill. Comment y arriver alors que je n'avais pas de boutique? La seule manière : leur envoyer de l'argent. J'écrivis une jolie lettre à Alfred Dunhill Ltd à New-York, en leur expliquant mon vif intérêt de devenir Revendeur Principal en Dunhill, et j'y joignis un chèque de 3000 $. Quelques temps après je reçus vingt-quatre Dunhill dans un coffret de revendeur Dunhill …et la monnaie. J'entrais ainsi dans le commerce de la pipe neuve.
A présent que je pouvais vendre des Dunhill neuves, je voulais aussi en connaître davantage sur la marque, mais sans aller trop loin à ce stade. Aussi j'écrivis à Dunhill à Londres et demandais si je pouvais venir faire un tour. Je reçus une réponse positive et je partis pour Londres à l'automne 1979. Au cours de ce voyage j'ai pu rencontrer quelques gens formidables qui travaillaient pour Alfred Dunhill –dont l'archiviste d'alors, Mr Gommersal qui, bien qu'il fût encore davantage expert en briquets Dunhill, en savait assez pour m'éclairer sur de nombreux aspects des pipes Dunhill de leur création jusqu'à l'époque de ma visite. Ainsi qu'un certain David Webb, qui débutait juste dans son poste de directeur de l'usine de pipes de Cumberland Road qui me confia une chose ou deux sur le marché mondial s'agissant de pipes Dunhill.
En plus de faire le tour de l'usine Dunhill de Cumberland Road et de jeter un coup d'œil aux archives Dunhill, j'en fis un encore peu plus. Je passais des journées à la bibliothèque des brevets du British Museum à rechercher tous les brevets concernant les pipes en bruyère depuis le milieu du 19ème siècle et ultérieurement. Je visitais chaque boutique de pipe du West End où je pus discuter ave quelques personnes très bien informées; je parcourais les marchés d'antiquité de Bermondsey et Portobello Road en recherchant de bonnes bruyères. Je rentrais à la maison bien plus chargé qu'à mon départ.
Maintenant que j'étais détaillant en Dunhill, j'en voulais plus, mais seulement un petit peu plus…Castello. La marque était alors distribuée par Hollco-Rohr, aussi je leur écrivis pour leur exprimer mon intérêt. Je fus éconduit. Stupéfait, je décidai que si la voie normale était fermée, je devrais trouver une alternative. Ce que je fis.
Je fis mes paquets pour l'Italie à la recherche des pipes Castello. Non seulement parce que je voulais des pipes, mais je voulais aussi rencontrer l'homme. J'atterris à Milan, m'arrêtais dans un petit hôtel plutôt miteux près de la gare (je n'avais pas d'argent à dépenser en hôtel, uniquement en pipes) et pris la route le matin suivant pour Cantu- là où se trouvait Castello.
A la gare je trouvais un train pour Cantu et j'embarquais. Je descendis au terminus, Cantu Cermanente, pas Cantu. Maintenant, à ce stade, je ne parlais pas un mot d'italien, et j'étais dans un petit village dans lequel personne ne parlait anglais. Je pensais alors que j'allais mourir dans ce village parce que je ne pouvais parler à personne; je ne pouvais même pas avoir à manger. Crainte irrationnelle? Dans ce cas précis oui, car grâce au langage des signes et une adresse écrite sur un bout de papier je compris que je pouvais prendre un bus et arriver à Cantu (le vrai Cantu) en dix minutes.
Une fois descendu je trouvai la bonne adresse, frappai à la porte et je fus reçu. Ce fut là que je rencontrai Carlo Scotti, sa fille Savinella et son gendre Franco Coppo. Je dois dire que Carlo Scotti était un personnage très imposant. Grand et mince avec une crinière banche et un profil de rapace, c'était quelqu'un à ne pas prendre à la légère. Cet homme irradiait à la fois un idéal et un entêtement extrême. Quand plus tard il apprit que je faisais le tour des boutiques d'Italie en achetant des pipes Castello, il demanda aux propriétaires de boutiques de ne pas m'en vendre.
Retournant à la maison avec un chargement de pipes Castello (mais pas acheté à la boutique) j'étais désormais détaillant Castello. Quelle serait la prochaine étape?
Le Congrès Mondial des Principaux Détaillants de Pipes Dunhill de 1980 – c'était là que j'avais le plus de chances de rencontrer beaucoup plus de gens importants du commerce de la pipe, y compris un certain William John Taylor (qui devait devenir plus tard William John Ashton-Taylor). Bien que je me souvienne de Bill au congrès, je ne pense pas lui avoir parlé, et ce fut pareil au Congrès Mondial des Principaux Détaillants de Pipes Dunhill de 1982 auquel j'assistai également. Je réussis enfin à rencontrer Bill au début 1983 quand je tombai par accident sur une démonstration de fabrication de pipe qu'il donnait dans un des magasins du West End. J'importais et je distribuais des pipes depuis 1980 (Radice, Becker) et je suppose que je gardais toujours un œil à moitié ouvert pour du neuf. En regardant Bill travailler ce jour du début de l'hiver, je me disais –cet homme a un réel talent. Je peux proposer son ouvrage dans n'importe laquelle des meilleures boutiques de notre pays et il se vendra. Quand nous pûmes avoir l'occasion de nous asseoir ensemble et de discuter, je compris qu'il avait une petite affaire de réparation de pipes anciennes pour Astley et quelques autres boutiques de Londres, réparations qu'il effectuait dans sa remise. Je posai alors la question – cela l'intéresserait-il de fabriquer ses propres pipes pour le marché US? Après quelques hésitations, Bill accepta de faire un essai.
Nos premières longues conversations se firent par téléphone, essayant de déterminer ce que chacun attendait de l'autre et ce que chacun pouvait faire pour l'autre. D'abord et principalement – quel genre de pipes devait caractériser cette nouvelle marque? Je connaissais et j'adorais les pipes Dunhill ; Bill était formé à la fabrication des Dunhill. Ca allait donc de soi, mais aucun de nous ne voulait faire de Dunhill bas-de-gamme. Elles devaient être différentes.. Nous voulions tous deux garder les formes et faire une majorité de sablées, mais nous voulions quelque chose de plus. Nous voulions tous deux un véritable traitement à l'huile et davantage de travail à la main- le chemin suivi des années 30 aux années 50. Et nous voulions des pipes qui aient l'air "fait-main". Notre but n'était pas la perfection ,mais la personnalité.
Comment appeler cette nouvelle marque? Bill et moi étions au téléphone par une froide journée de février 83, à tourner en rond en essayant différents noms qui conviendraient quand, pour une raison quelconque, nous décidâmes tous deux de nous axer sur la lettre A. Alors A…Ashley? Non, trop proche d'Astley's la boutique. Asprey? On ne pouvait pas l'utiliser non plus, car c'était un joaillier. Et alors, tous les deux, en même temps : Ashton! Et il en fut ainsi; le nom Ashton était né.
Nous avions le nom. Maintenant il nous fallait les pipes. Bill pensa au logo – un rond de bruyère dans un cercle d'argent- brillant. Il me confia qu'il avait connu un moment délicat en mettant au point le traitement à l'huile (oil curing process) dans sa remise car l'espace était très réduit, mais à la fin il avait réussi et la production (limitée, très limitée) pouvait commencer.
Ce fut alors que je retournai à Londres pour rencontrer Bill. J'étais un peu nerveux, ne sachant pas trop à quoi m'attendre. Nous entendrions nous aussi bien que nous l'avions fait durant cette brève rencontre six semaines auparavant? Et pourrions nous coopérer l'un avec l'autre? Mais je devais aller le voir, et lui apporter mon appui sur le plan à la fois spirituel et financier.
Nous nous rencontrâmes, et une amitié très profonde se noua. Nous découvrîmes que non seulement nous pouvions travailler ensemble, échanger des idées, mais également que nous pouvions passer de bons moments ensemble. Non pas qu'il n'y eut jamais de moment où l'un d'entre nous n'aurait pas souhaité tordre le cou de l'autre.
Je me souviens quand je reçus la première pipe Ashton, une canadienne sablée avec une nomenclature rudimentaire (il n'y avait pas le marquage Pebble Grain sur la pipe par exemple). Je dois vous avouer à tous que …JE PANIQUAIS ! Ce n'était pas ce que je voulais. Au lieu du sablage noir laissant apparaître de beaux reliefs rougeâtres cette pipe était d'un noir de jais. Et lorsque je frottai le fourneau avec de l'alcool pour ôter un peu de teinture, il devint noir-bleuté. A ce moment mes rêves s'écroulèrent. Je pensais : Il ne peut pas y arriver. Il ne peut pas fabriquer la pipe que j'imagine.
Mais il le pouvait, et il le fit. Je renvoyais la pipe et ce fut bientôt rectifié. Lorsque je reçus la pipe pour la seconde fois, les reliefs rougeâtres irradiaient de la tête- mais comment fumerait-elle? Le fait que la Compagnie des pipes Ashton, née en 1983, soit actuellement dans sa dix-huitième année suffit à répondre à cette question.
La première année Bill fabriqua seulement 31 pipes Ashton. Il fallait changer quelque chose si nous voulions avoir un impact sur le marché de la pipe des Etats-Unis. J’allais à Londres en janvier 1984 pour que Bill et moi puissions discuter de son avenir dans l’affaire. Devait-il voler de ses propres ailes, où conserver la sécurité de son emploi actuel ? Une décision vraiment difficile, car il y avait Irène, l’épouse de Bill, et deux jeunes enfants à prendre en compte, sans parler d’un crédit immobilier récent. Je tiens à vous faire comprendre que c’est quelque chose de très effrayant de penser qu’une autre personne vous fait tellement confiance qu’il est prêt à quitter son boulot sur votre simple engagement de vendre sa production. Mais c’est ce qui est arrivé. Bill s'est remis entre mes mains. Et nous sommes toujours là tous les deux. HOURRAH!
Après avoir remis son préavis et s’être mis à son compte, Bill avait besoin de plus de capitaux. Entre autres, il avait besoin d’une sacré bonne sableuse, à moins de faire faire le travail ailleurs. Nous avions tous deux considéré qu’un sablage à la main devait être une caractéristique essentielle de la marque, et il fallait que ce soit comme cela. Au printemps 1984, après que Bill eût fait quelques recherches préliminaires, je suis venu et nous avons commencé par aller voir un spécialiste en machines à sabler. Bill avait apporté quelques têtes de pipe et les montra à notre représentant désigné pour voir comment utiliser la machine. « Pas de problème, Patron ! ». Et le gars nous conduisit à une petite machine de rien du tout. « Je ne pense pas que ça fera l’affaire » dit Bill. Et effectivement, ça ne le fit pas. Bill utilisa la machine pendant dix minutes sans résultat visible sur les têtes de pipe, et puis nous allâmes de machine en machine, augmentant de taille et de capacité jusqu'à ce qu’on arrive à la deuxième plus grosse de la rangée. Les mains, enfouies dans de gros gants de caoutchouc, glissèrent par des orifices à l’intérieur d’ une sorte de cabine géante, la tête de pipe tenue directement sous la projection de sable, le pied appuya sur la pédale du compresseur …et la tige fut complètement éclatée en une fraction de secondes. « Là, voilà une bonne sableuse » dit Bill. Marché conclu.
Après avoir obtenu la sableuse qui convenait, nous allâmes en Italie acheter du bois. Comme Bill était familier de quelques scieries du coin, il s’occupa de tout et nous arrivâmes à une scierie qui était à peu de distance de Pise, un mardi tôt dans la matinée. Les trois jours suivants furent passés à se remplir les yeux de bruyère, environnés par des montagnes de cette matière. Je ne saurais pas décrire l’air ambiant en dedans et au dehors des bâtiments qui étaient situés dans une région isolée de Toscane, hormis le fait qu’il y régnait une odeur forte, presque piquante, qui était due à la bruyère dans toutes ses étapes de préparation. . Après trois jours de tri et de classification, nous rentrâmes avec sept sacs de bois à livrer. J’appris plus tard que quatorze sacs étaient arrivés en réalité, et que les sept sacs en plus contenaient du bois de bonne qualité mais que chaque bloc était plus petit en hauteur mais plus grand en largeur. Au final, plutôt que de les retourner, Bill et Franck furent capables d’en tirer de magnifiques cross-grain en tournant chaque bloc sur le côté avant de le travailler.
En préambule à la première année pleine de production, je fus instruit de quelques procédés que je n’avais jamais vu et dont je n’avais jamais entendu parler. L’un des procédés sentait si mauvais que je m’en souviens facilement aujourd’hui : l’ébullition de morceaux d’ébonite d’un pied (30,5 cm) de long dans un grand chaudron pendant trois heures …, afin d’ôter un maximum de soufre avant d’y tailler le tuyau pour l’ajuster à la pipe. On m’avait dit que ce procédé préservait les tuyaux d’ébonite de toutes les Ashton de l’oxydation pendant plus longtemps que chez les autres marques.
Quand nous eûmes appris à nous connaître j’en sus davantage sur ce que Bill avait appris chez Dunhill Pipes Ltd. Engagé comme tourneur à l’âge de quinze ans, il se limita pratiquement à balayer le plancher pendant un certain temps. Tous les artisans de cette époque savaient faire une pipe du début à la fin, et chacun d’entre eux gardait jalousement ses secrets. Peu à peu, Bill fut instruit de tous les procédés généraux, et comme il montrait un réel intérêt pour la fabrication des pipes, certains de la vieille garde partagèrent réellement leurs secrets de fabrication avec lui. Pour devenir pipier chez Dunhill à l’époque, l’apprenti devait démontrer son habileté en réalisant une pipe utilisable, de qualité Dunhill, du début à la fin. Lorsque Bill soumis sa pipe achevée au jugement des maîtres, ceux-ci s’esclaffèrent devant son travail, jusqu’à ce qu’ils examinent soigneusement la pipe et constatent qu’elle était à la fois sans défaut et fonctionnelle. Mais la pipe qu’il avait réalisée faisait seulement un pouce (2,5 cm) de long.
Dès le tout début Bill a essayé de répondre aux besoins du collectionneur américain. – pas en sortant une série après l’autre des pipes en édition limitée mais en fabriquant les plus grandes pipes de bruyère qui sortiraient d’Angleterre. Les premières de ces pipes portèrent des marquages de taille ELX et sortirent en 1984, mais elles furent bientôt éclipsées par les séries Magnum très limitées qui apparurent en 1985. De 1985 jusqu'aujourd’hui (Ndt 2001) pas plus de soixante-quinze Magnum n’ont été réalisées, l’apogée de ces séries étant 1986 quand vingt d’entre elles furent produites. Les productions les plus faibles eurent lieu dans les années 90 avec la raréfaction des vraiment grosses pièces (je n’oserais pas les appeler blocs) de bruyère. Une MAGNUM dans n’importe quelle finition lisse reste encore à venir.
1984 vit l'émergence d'Ashton en tant que nouvel arrivant sur le marché de la pipe haut de gamme. Très rapidement la marque gagna la réputation de fabriquer généralement de bonnes fumeuses et particulièrement les finitions Pebble Grain au sablage profond. Bill croyait si fort dans sa marque et dans ce qu'il était capable d'accomplir qu'il se décida à ajouter Ashton à son patronyme, et donc cette année là il devint William John Ashton-Taylor. Au même moment mon ami Robby Levin décida de sortir une nouvelle marque de cigares mais il n'avait aucune idée du nom à lui donner. Je le persuadai, à partir de l'excellente réputation des pipes Ashton aux U.S.A., de nommer sa marque de cigares Ashton. Et il le fit.
Lorsque je vis l'accueil enthousiaste réservé aux pipes Ashton par les fumeurs de pipe des USA en 1984 je décidai que la toute nouvelle Compagnie des pipes Ashton avait besoin de conserver ses débuts en mémoire. Non pas sous forme d'une archive papier, mais d'une archive pipesque. Je possédais déjà deux des pipes parmi les trente et une fabriquées en 1983 et donc en 1984 je commençai à mettre de côté des exemples des réalisations de Bill pour chaque année. Cette collection devait fournir des indices de la progression continue et des changements dans le process de fabrication des pipes qui sinon seraient passés inaperçus. Cette collection d'Ashton comprend à peu près deux cent pipes, et continue à s'accroître doucement, année après année.
Bill et moi avons beaucoup voyagé ensemble – pour rendre visite à d'autres pipiers, choisir de la bruyère, et en vacances avec nos familles. Lors d'un de nos premiers voyages, en 1985, nous avons rendu visite à Radice, et j'ai demandé à Gigi de montrer à Bill ce qu'est réellement une finition raffinée, un mélange de rustication et de sablage. Nous achetâmes également des machines à cappuccino avant de retourner en Angleterre. Et pourquoi dites-vous que vous avez acheté des machines à cappuccino me demanderez-vous? Parce que Bill les apporta à l'atelier quand elles devinrent un élément essentiel de son processus de fabrication des Pebble Shell. Après avoir vu ce que faisait Radice, Bill alla plus loin; il passa d'abord à la vapeur l'extérieur des têtes traitées à l'huile (en utilisant le jet de vapeur de la machine à cappuccino) faisant apparaître le bois tendre, et le faisant sauter ensuite. C'est seulement après cette étape que les têtes seraient sablées – le résultat donnant cet aspect noueux que nous aimons dans ce pays. Bill déposa et reçut un brevet Britannique pour le procédé Pebble Shell, et chacune des Pebble Shell vendues aujourd'hui porte ce numéro de brevet.
Comme innovateur sur la scène de la fabrication de la pipe anglaise, Bill n'avait pas son pareil. Si je lui faisais une suggestion, il la reprenait à son compte et la menait à bien, et il allait plus loin que ce que j'avais imaginé au début. Un bon exemple c'est celui des séries Ashton Quaint. Je me souvenais bien des Quaints de Barling et je lui suggérais qu'Ashton devrait essayer quelque chose du genre. En un rien de temps Bill créa une série magistrale de formes Quaint, que je n'avais jamais vu avant, celles-là même qui allaient devenir l'épine dorsale de la gamme aujourd'hui. Mais cette innovation est aussi une épée à deux tranchants. Quand Bill travaille sur la nouveauté, il peut parfois oublier l'ancien. Bill n'étant pas la personne la plus organisée que j'ai rencontrée, Bill écrivait ses procédés sur des feuilles volantes -et ensuite il les perdait. La finition Brindle, très appréciée, fut absente durant une période de cinq ans du fait de la perte du bout de papier sur lequel était indiqué la formule de la teinture des Brindle. Et le fait qu'on l'ait retrouvée par la suite fut seulement un pur coup de chance.
Le tuyau en Ashtonite s'est avéré une autre innovation – celle-ci prenant place au début des années 90 quand Bill découvrit un matériau qui était quelque chose comme le croisement de l'ébonite traditionnelle, utilisée par les pipiers anglais depuis le tout début, et l'acrylique apprécié par les artisans italiens. Ce matériau qui ne ternit pas mais qui est un peu plus doux sous la dent que l'acrylique semble combiner le meilleur des deux mondes. Et à dire vrai, je ne connus pas un mot de ce changement imminent avant que les premières pipes au tuyau d'Ashtonite n'arrivent à la porte de mon entrepôt.
Depuis sa création la Compagnie des Pipes Ashton n'a jamais eu plus de deux collaborateurs à temps plein, plus une série de travailleurs à temps partiel. Les pipiers chevronnés sont en voie d'extinction dans l'Angleterre d'aujourd'hui et personne ici ne semble avoir d'intérêt pour l'apprentissage. Il n'y a rien d'étonnant à cela, car le marché de la pipe se réduit d'année en année- l'ironie étant qu'on trouve davantage de bonnes pipes faites main aujourd'hui que n'importe quand auparavant.
Pour commencer, Bill est polyvalent. Il est familiarisé avec chaque étape de la fabrication d'une pipe et les réalise toutes. Le premier tourneur fut Frank Lincoln, lui aussi un ancien de Dunhill et un homme formidable. Frank avait pour spécialité de tourner à la main sur un tour, ce qu'il fit pour Ashton jusqu'à ce que ses problèmes de santé ne le rattrapent. Il mourut en 1991. Le Tourneur actuel est un certain Sid Cooper, 78 ans bien sonnés (il en paraît cinquante quatre). Sid fit ses débuts dans l'entreprise originale Hardcastle Pipe Co (pas Parker-Hardcastle) en 1938, et c'est un génie quand il s'agit de régler les machines pour faire des formes spécifiques Il connaît aussi davantage d'histoires sur le commerce de la pipe anglaise que quiconque que j'ai rencontré.
La personnalité, pas la perfection. Le peu que je connaissais de Bill Ashton-Taylor à l'époque de notre première rencontre c'est qu'il était l'homme qu'il fallait pour insuffler une part immense de sa personnalité dans la marque. Ses pipes sont le reflet de l'homme – poli mais agréable, chaleureux et doux, un véritable ami.
La Compagnie des Pipes Ashton continue d'évoluer aujourd'hui, et on ne peut réellement pas prédire où elle ira. On peut facilement se rendre compte de cette évolution en considérant la Collection Ashton dans sa totalité: chacun des exemples annuels est différent de ceux des années précédentes, - en matière de forme, de finition, de sensations. Aussi longtemps que William John Ashton-Taylor continuera à fabriquer des pipes je suis certain que nous serons tous d'accord pour qu'il nous fasse d'autres bonnes surprises.